PUBLICATIONS
Mélina Bismuth, Painting with photography
"Flow up : processus créatifs et formes de vie" par Samuel Tronçon, Philosophe et Chercheur en informatique appliquée aux sciences sociales
Le travail de Melina Bismuth témoigne de deux processus parallèles, déconnectés et convergents. Le premier est sensoriel, il est tout entier consacré à l'expérience esthétique immédiate, au gré de pérégrinations urbaines à la recherche de sujets, principalement des échafaudages, des lieux en reconstruction, des bâches colorées. Lorsqu'un sujet est trouvé, vient la prise de vue, de longues séances à photographier sous toutes les coutures une bâche de chantier, frénésie de captation, moment libératoire et enthousiasmant. Le second est cérébral, il est réalisé dans l'ombre, travail méticuleux, infini, chronophage et frustrant. Le même geste mille fois recommencé, mille fois insatisfaisant. Des centaines de fragments photographiques à assembler, ajuster, éprouver, classifier, rejeter, réserver... Pour atteindre, après des dizaines d'heures, un état stable où plus aucune pièce ne bouge : quelques trous subsistent, mais le dessein apparaît enfin, malgré des contraintes presque impossibles à résoudre.
​
Le premier moment ne dure finalement que très peu de temps. Il est totalement ouvert et plein de liberté, réalisé dans l’espace sensoriel et émotionnel. Et pourtant, il se termine par l’inscription définitive sur un support numérique de stockage, bien rangé dans une arborescence dont il a peu de chances de ressortir un jour. A contrario, le second moment s'inscrit dans un temps long, répétitif et cérébral. Il se déroule dans un espace de contraintes : aucune transformation du matériau brut, une grille implacable, uniquement des rotations à angle droit et des translations. Mais à la fin, il prend corps et revit dans le monde analogique.
Cette dualité du processus a néanmoins un point de convergence. C'est le moment où se décide la forme. Le premier processus permet de collecter la matière. Le second inscrit dans le réel une forme abstraite. Mais il y a d'abord, à l'origine de tout, une émotion qui donne la direction dans laquelle chercher. Cette émotion est dessinée pour ne pas être oubliée. Et on attend ensuite le moment idéal pour la réaliser. Soit parce qu'il faut trouver des couleurs et des textures. Soit parce qu'il faut trouver l'énergie et la force pour s'attaquer à l’espace des contraintes, et donc à l’effort souvent très intense, qu'il représente et nécessite. Cet espace est matérialisé par une grille, qui se décide et fixe la règle du jeu, règle à laquelle doit se soumettre l'artiste alors même qu'elle l'a choisie.
​
Illustration: Carrières de tesselles
​
Processus 1
Casser le regard, embrasser le réel
​
Le premier processus fragmente l'expérience visuelle pour aller chercher des morceaux du réel, comme autant de tesselles, qui se retrouvent transfigurées dans la prise de vue. Il y a là quelque chose de l'ordre de la récolte de matériaux mosaïques, mais pas seulement. On part d'une bâche en plastique posée sur un échafaudage, un matériau pauvre, rugueux, poussiéreux, et on y puise des morceaux lumineux, fragiles et colorés. On casse le regard pour révéler de nouvelles visions. Reflets, voilages, plis et replis, transparences, moirages, tressages, noeuds... Ce qui ressort du découpage réalisé par la prise de vue, est à la fois autre chose et la même chose. On peut la reconnaître, mais on la perçoit différemment.
On pourrait imaginer que le même résultat soit obtenu en réalisant des découpages à partir d'une vue de l'objet complet, mais c'est faux. Le fait de s'approcher et de se fondre dans l'objet, de passer à travers les voiles pour les regarder du dedans, produit, par la multiplicité des points de vue, une représentation certes fragmentée, mais surtout en quatre dimensions. Il n'y a pas juste l'image en deux dimensions, mais de multiples facettes de l'objet (dimension 3), et surtout il y a le temps (dimension 4) : un même point de vue d'un voile en mouvement, ce sont autant d'événements différents, autant de voiles donc, en une seule unité de vision.
Au-delà donc de la fragmentation, ce que produit le premier processus c'est une tessellation en événements qui forment la matière même de l'expérience visuelle de l'objet. La bâche qui flotte au vent, traversée par la lumière, est transcrite à travers les milliers de micro événéments qui y surgissent et ne durent que quelques millisecondes : le flux de lumière qui traverse quelques centimètres carrés de toile tressée, l'ombre d'une voile plastique sur elle-même, les effets de transparence et d'opacité de plusieurs couches textiles superposées, le contact abrupt et sensuel du tissu blanc qui s'étiole dans le ciel...
​
Illustration: Tesselles
​
Processus 2
Faire face, épuiser l’indécidable
​
Le second processus reconstruit dans un espace formel et abstrait une émotion vécue, fixée dans l'instant de vie au moyen d'un croquis suivi de notes et d'un plan de montage. Cette première étape est cruciale, la cristallisation. C'est elle qui va engager tout le processus et fournir à la fois la puissance esthétique du tableau et l'énergie nécessaire à sa composition. Le déclencheur est émotionnel, physique, déstabilisant :un événement crée les conditions mentales qui donnent à percevoir une image dont la représentationdevient nécessaire. Pour construire, se reconstruire, se maintenir, ou faire face, c’est idem. C'est un peu comme donner un nom à une émotion encore vive pour mieux la contrôler, comme le cri puis son articulation remplacent la douleur chez Wittgentstein, pour ne pas en être affecté directement, pour la mettre à distance et s’en saisir plutôt que de la subir. Lorsque l'image est saisie, mise sur le papier, il faut lui associer un plan de montage qui la rende viable et constructible. On va choisir une grille composée de carrés, de rectangles ou de bandelettes à juxtaposer. Les dimensions dépendront de l'image émotionnelle à dessiner et du niveau de détail requis, car il faut pouvoir composer uniquement à partir de photos brutes, sans transformation. On a donc des grilles qui peuvent prendre des dimensions très variées, du 4x4 au nxn, soient entre 16 et n2 tesselles.
Illustration: Le dessein : une grille et un croquis
​
Une fois obtenue la grille, c'est un espace de contraintes qui a été défini, avec des règles simples : on sait le nombre d'images à retrouver, il n'y aura ni retouche, ni transformation et les images doivent s'associer de proche en proche pour former le tableau recherché. On peut translater ou retourner une image, on peut décider de l'utiliser ou pas, mais c'est tout. On touche là au paradoxe du suivre une règle en philosophie. C'est l'existence de la règle qui permet de rendre intelligible l'acte, mais il n'est pas nécessaire de connaître la règle pour interagir et atteindre une signification. La règle suivie par l'artiste est entièrement privée, idiosyncratique, elle n'est pas nécessaire à la compréhension du tableau, mais elle permet la construction implicite d'une émotion visuelle en lui offrant un espace de réalisation, peu importe donc qu'on la connaisse. En somme, la règle ici, c’est une condition nécessaire à la réappropriation de soi, un peu comme ces jeux contemplatifs utilisés par Marina Abramovic pour entrer dans le “flow” et décupler les facultés perceptives.
​
Il faut commencer par réunir un maximum de fragments, en nombre suffisant par rapport à la quantité de tesselles nécessaires : parfois 100, parfois 2000 se retrouvent ainsi convoquées. On les pose, on les range, on tente de les ordonner pour faciliter la recherche : par couleur, par luminosité, par matière, par texture.. Il faut mettre de l'ordre avant l'entropie qui va suivre. On pose ensuite un premier fragment, puis deux, puis trois. Et à chaque tesselle ajoutée, c'est une contrainte de plus pour la suite : il faut que la prochaine vienne s'ajuster parfaitement à la précédente, y compris lorsqu'il s’agit d’introduire une rupture : la discontinuité elle-aussi doit être ajustée pour avoir du sens.
Au lieu de diminuer la complexité, le fait d'ajouter des fragments dans le plan ne fait qu'augmenter l'incertitude et la difficulté, car lorsqu'une pièce manque au milieu d'un aplat, c'est 2,3 ou n ajustements possibles qu'il faudra prendre en compte. Et là encore, la décision, à chaque étape : le fait de poser n'est pas une fulgurance, ce n'est pas une évidence ou une intuition, c'est un choix après de nombreuses tentatives. Exactement l'inverse de ce qui se déroule dans le premier processus : chaque geste engage le suivant et nécessite d'assumer la responsabilité éventuelle du désordre supplémentaire qu'il va générer pour la suite, ou de l'ordre qu'il va imposer dans l'existant.
Et si la pièce manquante n'existe pas, il faudra attendre qu'elle apparaisse d'elle-même au cours d'une autre session de prise de vue, ou recomposer des pans entiers du tableau pour faire sans elle. L'incertitude est parfaitement incarnée dans ce moment : c'est la probabilité que la pièce manquante n'existe pas qui donne tout son sens à l'ensemble du processus, si ce n'est à l'oeuvre tout entière.
Comme en théorie de l'information (Shannon) : un événement certain ne contient aucune information, c'est la fragilité de l'assemblage et l'incertitude dont il témoigne à chaque instant qui donne son sens à l'ensemble. Tout n'est ici qu'un équilibre instable au terme d'un long processus composé de phases d'entropie maximale suivies de moments de calme relatif, au sac et ressac des assemblages successifs.
​
Illustration: Entropie et stabilité
En marge de l'incertitude, il y a aussi ce qu'on appelle l'indécidabilité (Turing, Livet, Tronçon). Chaque geste étant une décision, chaque décision étant intriquée avec les autres, l'ensemble forme une chaîne de déterminisme qui s'applique progressivement. Même si les possibilités sont infinies, même si l'incertitude augmente, le nombre de tesselles disponibles pour s'insérer dans un espace est terriblement réduit, jusqu’au vertige. Dans la plupart des cas, le processus devient rapidement déterministe, le fragment s'ajuste ou ne s'ajuste pas, on peut décider, on peut continuer, on est conforté. C'est cette forme de complétude, à chaque étape, toujours localement, qui nourrit l'espérance de pouvoir arriver à la fin du tableau. Mais parfois le fragment ne s'ajuste ni ne s'ajuste pas, il produit une bifurcation, rend indécidable le processus parce qu'il vient remettre en question la règle qu'on s'est donnée, l'image qu'on cherche à obtenir. On peut changer la règle, on peut revisiter l'image, recommencer tout le travail, mais savoir si cette bifurcation qu'indique la pièce indécidable mérite d'être suivie ou pas, c’est impossible. Cette pièce indécidable, il en existe nécessairement au moins une à chaque fois, de sorte qu’elle devient le témoin du processus, celle qui corrompt et soutient à la fois. C'est la preuve et l'épreuve du dessein. Sujet d'obsession pour l'artiste, qui ne trouvera pas le repos ou bien provisoirement, source d'incomplétude
radicale malgré la complétude apparente du tableau, c'est un peu cette pièce, réelle ou fantasmée, qu'on cherche du regard en permanence lorsqu'on observe de près les tableaux de MB. À travers les continuités et les discontinuités, le regard anticipe le moment où les choses pourraient décrocher, où pourrait apparaître une singularité, un événement anormal. Et plus on le cherche, plus on croit l’avoir trouvé, et plus on se rend compte qu’il est chaque fois à sa place et totalement incongru, qu'il est dans la règle sans en être. La possibilité de cette pièce, c'est le moment paradoxal qui produit un léger vertige, entre l’envie de se perdre dans le détail des entrelacements, et le besoin de regarder de plus loin sur la terre ferme, l’entièreté du mouvement qui s‘égare.
Robert Pujade, critique et historien de la photographie
"Sur les tableaux photographiques de Mélina Bismuth", 2024
Pourquoi défaire ou refaire le monde ? Cette question anime de façon latente toute entreprise de création artistique et, rarement, les œuvres de l’art utilisent cette interrogation comme thème de leur production. C’est dans ce contexte que je situe les tableaux de Mélina Bismuth, une œuvre en attente de la reconstitution totale du monde visible.
Chacune de ses réalisations prend pour matière une myriade de photographies accolées les unes aux autres. Elles sont la preuve que ses édifices imaginaires sont issus de la réalité et que seul leur assortiment méthodique relève de l’invention. Elles représentent des objets divers (tissus, échafaudages, reflets – pour n’en citer que quelques-uns) qui, reliés entre eux par un art de l’assemblage, construisent des façades, des planètes, des formes flottantes ou des distorsions optiques.
Ainsi prend naissance le monde de Mélina Bismuth, grâce à la combinatoire de ces éléments photographiés, démultipliés jusqu’à ériger des espaces irréalistes, étrangers à notre vision accoutumée à ce qui nous apparait relever de la réalité. Monde admirable et étrange qui pourrait passer pour abstrait si dans sa confection on ne reconnaissait pas l’œil de la photographie.
La technique de l’assemblage est laborieuse car dans la juxtaposition des photographies se décide la mise en forme des effets de relief et de la profondeur, opérés principalement par la différenciation des couleurs. Par ailleurs, l’ordonnancement des graphismes suppose un travail très minutieux puisqu’ils jouent dans ces tableaux un rôle narratif. Ainsi, l’atmosphère sidérale qui règne dans le tableau Lo Profundo es el Aire est produite par l’entrecroisement graphique des lignes vertes d’une citée flottante et des lames de fond gris-beige qui font penser à un aérolithe gigantesque. Dans cet exemple, le titre alloué à l’image finale nomme seulement un aspect de la construction globale qui, elle, reste innomée et cela, non sans raison. L’un des tableaux ne porte-t-il pas le nom de Beyond Words ? Une série de trois ne s’intitule-t-elle pas Not Here, désignant ainsi un « ailleurs » autant que l’absence d’un titre explicatif ?
Il ne faut donc pas s’attendre à ce que les titres nous indiquent dans quel monde nous plonge les tableaux. Ils manifestent une impertinence cultivée : n’allons pas chercher la forme d’une pinup dans le tableau Belle de Nuit, ou l’illustration d’une chanson célèbre dans Sodade. Toutes ces nominations se refusent à fournir une explication de l’art et préfèrent nous situer face à de l’innommable. Pourtant, elles tiennent une place essentielle pour la compréhension du tableau en invitant le spectateur à entrer de plain-pied dans un esprit de décalage qui est au centre de chacune des œuvres.
La lecture d’un tableau de Mélina Bismuth est, en effet, un exercice à deux dimensions : tout d’abord, une vue d’ensemble de l’extrême abstraction qui séduit par la beauté des couleurs et une structure rigoureuse, puis une vue analytique et particularisée des détails qui découvre la teneur du tableau : une pluralité d’images concrètes. Toute l’originalité de l’œuvre tient dans ce couple réalisme et abstraction par lequel l’artiste s’emploie à défaire et refaire le monde.