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Robert Pujade, critique et historien de la photographie,
"Sur les tableaux photographiques de Mélina Bismuth, 2024
Pourquoi défaire ou refaire le monde ? Cette question anime de façon latente toute entreprise de création artistique et, rarement, les œuvres de l’art utilisent cette interrogation comme thème de leur production. C’est dans ce contexte que je situe les tableaux de Mélina Bismuth, une œuvre en attente de la reconstitution totale du monde visible.
Chacune de ses réalisations prend pour matière une myriade de photographies accolées les unes aux autres. Elles sont la preuve que ses édifices imaginaires sont issus de la réalité et que seul leur assortiment méthodique relève de l’invention. Elles représentent des objets divers (tissus, échafaudages, reflets – pour n’en citer que quelques-uns) qui, reliés entre eux par un art de l’assemblage, construisent des façades, des planètes, des formes flottantes ou des distorsions optiques.
Ainsi prend naissance le monde de Mélina Bismuth, grâce à la combinatoire de ces éléments photographiés, démultipliés jusqu’à ériger des espaces irréalistes, étrangers à notre vision accoutumée à ce qui nous apparait relever de la réalité. Monde admirable et étrange qui pourrait passer pour abstrait si dans sa confection on ne reconnaissait pas l’œil de la photographie.
La technique de l’assemblage est laborieuse car dans la juxtaposition des photographies se décide la mise en forme des effets de relief et de la profondeur, opérés principalement par la différenciation des couleurs. Par ailleurs, l’ordonnancement des graphismes suppose un travail très minutieux puisqu’ils jouent dans ces tableaux un rôle narratif. Ainsi, l’atmosphère sidérale qui règne dans le tableau Lo Profundo es el Aire est produite par l’entrecroisement graphique des lignes vertes d’une citée flottante et des lames de fond gris-beige qui font penser à un aérolithe gigantesque. Dans cet exemple, le titre alloué à l’image finale nomme seulement un aspect de la construction globale qui, elle, reste innomée et cela, non sans raison. L’un des tableaux ne porte-t-il pas le nom de Beyond Words ? Une série de trois ne s’intitule-t-elle pas Not Here, désignant ainsi un « ailleurs » autant que l’absence d’un titre explicatif ?
Il ne faut donc pas s’attendre à ce que les titres nous indiquent dans quel monde nous plonge les tableaux. Ils manifestent une impertinence cultivée : n’allons pas chercher la forme d’une pinup dans le tableau Belle de Nuit, ou l’illustration d’une chanson célèbre dans Sodade. Toutes ces nominations se refusent à fournir une explication de l’art et préfèrent nous situer face à de l’innommable. Pourtant, elles tiennent une place essentielle pour la compréhension du tableau en invitant le spectateur à entrer de plain-pied dans un esprit de décalage qui est au centre de chacune des œuvres.
La lecture d’un tableau de Mélina Bismuth est, en effet, un exercice à deux dimensions : tout d’abord, une vue d’ensemble de l’extrême abstraction qui séduit par la beauté des couleurs et une structure rigoureuse, puis une vue analytique et particularisée des détails qui découvre la teneur du tableau : une pluralité d’images concrètes. Toute l’originalité de l’œuvre tient dans ce couple réalisme et abstraction par lequel l’artiste s’emploie à défaire et refaire le monde.